Rien de prouve que Nathalie Barney ait rencontré Oscar Wilde dans
les toutes dernières années qu’il vécut à Paris. Cela aurait
pourtant été du domaine du possible car, bien qu’elle n’habitât
pas encore la fameuse maison du 20, rue Jacob (investie après la
mort d’Oscar, en 1909), si proche de la Rue des Beaux Arts, elle
avait déjà quitté l’Amérique pour s’installer à Neuilly, où
elle commença d’expérimenter ce qui deviendrait son célèbre
salon, l’année même de la mort d’Oscar. En 1900, Nathalie
Clifford Barney a vingt-quatre ans, et déjà une réputation
d’intrépidité et de scandale. Ce n’est certes pas la mauvaise
renommée de Wilde qui pourrait empêcher celle que Remy de Gourmont
devait surnommer l’Amazonei,
d’aller à la rencontre de ce paria magnifique. L’a-t-elle fait ?
Rien, ni dans les lettres de Wilde, ni dans celle de Barney, ne
l’atteste. Et pourtant, ces deux esprits subversifs se
connaissaient de longue date.
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Nathalie a six ans quand sa famille s’installe au Long Beach Hotel
de New York pour y passer l’été. Nous sommes en août 1882
(probablement le 7), et dans ce même hôtel séjourne un jeune
irlandais de vingt-huit ans, qui va donner une conférence sur le
mouvement artistique moderne en Angleterre. Le destin va les réunir
dans le hall de l’hôtel, au moment où la petite fille tente
d’échapper à une bande de jeunes garçons facétieux qui lui
jettent des cerises et que le grand jeune homme ("dressed in the
most extraordinary way and hair almost as long as mine")
l’attrape dans ses bras pour la mettre hors de leur portée. Son
sauveur s’appelle Oscar Wilde. Depuis plus de sept mois, il
sillonne les Etats-Unis pour porter la bonne parole auprès d’un
public américain éberlué. Bientôt à l’abri sur ses genoux,
Nathalie l’écoute la réconforter en improvisant une histoire. On
a dit qu’il s’agissait du Prince Heureux, que Wilde,
peut-être, avait déjà en tête.
Cette rencontre ne va pas seulement frapper Nathalie Barney. Elle va
aussi changer la vie de sa mère. Alice Pike Barney avait été
fiancée à 17 ans au célèbre explorateur Henry Morton Stanley.
Lasse de l’attendre pendant qu’il était en Afrique, elle avait
fini par épouser un riche fabricant de voitures de chemin de fer,
Albert Clifford Barney. Tout comme son père, qui avait fait
construire le Grand Opéra de New-York, la jeune Alice éprouvait une
forte attirance pour les arts, que n’encourageait pas son mari. Le
lendemain de l’incident du Long Beach Hotel, Oscar la retrouva sur
la plage avec ses deux filles. Ils eurent ensemble une longue
conversation qui bouleversa le cours de sa vie en la persuadant de se
livrer à sa passion en dépit de la désapprobation maritale. C’est
ainsi qu’à Paris où elle s’installa avec ses filles, elle
devint l’élève de Whistler et de Carolus-Duran et fut l’amie de
nombreux symbolistes français.
Le lien avec Wilde aurait pu se rompre là, et en vérité, rien de
permet de supposer qu’il y ait eu d’autres rencontres, et
pourtant l’invisible présence d’Oscar Wilde ne cessa de planer
sur la vie de Nathalie Barney. En 1899, ayant décidé de séduire la
belle Liane de Pougy qu’elle avait admirée dans un spectacle de
danse, c’est en costume de Prince Heureux qu’elle se présenta à
elle en lui déclarant qu’elle était un « page d’amour »
envoyé par Sapho. Courtisée par les hommes les plus riches et les
plus en vue, Liane de Pougy fut néanmoins charmée par l’audace de
la jeune américaine, et les deux femmes vécurent une relation
passionnée qui dura jusqu’à ce que Nathalie se tournât vers
d’autres amours. On dit qu’elle portait souvent ce costume pour
se montrer au théâtre en compagnie de l’ensorcelante courtisane.
Bien des années plus tôt, alors qu’elle avait dix ans, c’est
aussi déguisée en Prince Heureux qu’elle avait posé, pour un
portrait que Carolus-Duran avait voulu faire d’elle et qui trônait
dans le salon de la rue Jacob.
Longtemps, Nathalie Barney, se trouvera au centre d’un réseau aux
couleurs étrangement wildiennes. Quand son père, scandalisé par ce
qu’il apprend de sa vie parisienne, la rappelle aux Etats-Unis dans
l’intention de la marier, elle déclare qu’elle n’acceptera de
s’unir qu’à un seul homme, celui qui fut l’amant terrible de
Wilde, Lord Alfred Douglas. Et si rien n’advint avec Bosie qui
finit par
trouver sa fiancée américaine en la personne de la poétesse Olive
Custance, c’est avec celle-ci que Nathalie aura une liaison
après l’avoir rencontrée en Angleterre à l’époque où elle
vivait une relation intense avec Renée Vivien. Olive Custance
apparait sur la liste que Nathalie dressait de ses plus grandes
amours, et quand toutes deux partirent en voyage à Venise, Olive
épingla un portrait de Bosie au mur de leur chambre en le comparant
à Antinous.
Mais ce qui relie plus encore Nathalie Barney à Wilde, c’est sa
rencontre avec Dolly Wilde, la sulfureuse et fascinante nièce
d’Oscar, avec qui elle allait vivre une histoire turbulente et
passionnée. Tous ceux qui ont rencontré la fille unique de Willie
Wilde et de Lily Lees s’accordent à reconnaître qu’elle
ressemblait étonnamment à son oncle. La ressemblance n’était pas
seulement physique, mais aussi intellectuelle et morale. Le même
pouvoir de séduction, le même esprit insolent, la même audace à
braver les conventions. Et aussi la même tendance à
l’autodestruction. Nathalie Barney, qui ne répugnait pas elle-même
à se vêtir comme Oscar, l’encourageait à cultiver cette
ressemblance frappante, ajoutant à l’identification en l’appelant
Oscaria. Ainsi, celle qui avait souhaité un temps unir son destin à
celui qui ravit le cœur de Wilde, partagea-t-elle finalement une
partie de sa vie avec celle dont il avait aidé la naissancei.
Dolly Wilde photographiée par Cecil Beaton |
Renée Vivien et Nathalie Barney |
Danielle Guérin
Car vous êtes l’amazone, et vous resterez l’amazone
tant que cela ne vous ennuiera pas, et peut-être 1913
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