Anyone who lives within their means suffers from a lack of imagination.

Oscar Wilde

vendredi 15 juin 2012

Télény ou le revers de la médaille

PEETERS Démian a publié un article très intéressant  à propos de Télény, le roman homoérotique attribué à Oscar Wilde, sur son excellent site Moodyguy

C'est avec plaisir que je le reproduis sur the wildean world en intégralité et que je vous invite à le lire. Télény a été l'objet de nombreuses controverses et si la certitude absolue de son auteur, ou des ses auteurs, n'est pas définitivement établie, beaucoup d'éléments concourent à valider l'hypothèse qu'Oscar Wilde n'est pas étranger à sa genèse. Démian Peeters nous en fait ici une pertinente démonstration.

V.W 

Paternité et génétique du texte

 

Comme dans la majorité des investigations bibliographiques concernant des textes à caractère pornographique (et à plus forte raison, lorsqu’il s’agit d’ouvrages homoérotiques), la paternité de l’œuvre n’a jusqu’à ce jour pas pu être démontrée de manière totalement définitive. Pendant longtemps (jusqu’en 1996 en France), les bio-bibliographies consacrées à Wilde n’en firent tout bonnement pas mention.
Toutefois, Teleny ne semble plus vraiment laisser planer de doute aujourd’hui, notamment grâce au témoignage du libraire Charles-Henri Hirsch, venu s’installer à Londres vers 1889, à Coventry Street. Sa Librairie Parisienne fournissait Wilde en auteurs français, mais aussi en ouvrages licencieux à caractère pédérastique:
« C’est ainsi que je luis fournis la traduction du livre de l’italien Pallavicini Alcibiade enfant à l’école, les Lettres d’un Frère ignorantin à son élève, puis, en anglais, The Sins of The Cities of The Plain », témoigne-t-il dans ses Notes et souvenirs d’un vieux bibliophile.
C’est à cette époque, vers 1900, que Hirsch aurait eu entre les mains le manuscrit de Teleny. La première chose qu’il constata alors fut le caractère disparate du texte:
« Quel singulier mélange d’écritures diverses, de parties raturées, supprimées, corrigées ou ajoutées par des mains différentes »
Tout porte à croire, en effet, que Teleny est l‘œuvre de plusieurs auteurs qui, à l’époque faisaient partie de ce que l’on peut appeler la courre de Wilde, constituée de disciples, d’admirateurs et d’amis de l’écrivain. Parmi lesquels, très certainement: Robert Ross, Graham Robertson, John Gray, etc.
Jean-Jacques Pauvert précise ensuite, dans sa préface à l’édition de La Musardine (2009):
« S’il n’est pas douteux que Wilde ne mit pas seul la main à Teleny (d’où les irrégularités d’écriture relevées dans le manuscrit primitif), le texte définitif publié offre au contraire une remarquable unité de ton. »
L’hypothèse défendue est donc la suivante:
« Conçu semble-t-il au début comme une sorte de jeu littéraire érotique avec certains de ses amis, Teleny fut très vite repris totalement par Wilde lui-même. »
C’est l’éditeur franco-anglais Maurice Girodias qui dès 1958 fut le premier à révéler publiquement la paternité de l’œuvre. Ce fut à l’occasion de la mise en vente à Paris de son édition anglaise de Teleny. Son biographe H. Montgomery Hyde, en 1975, confirma cette révélation et présenta les conclusions de son enquête littéraire dans la préface de l’édition Le Pré Aux Clercs (1996).

Histoire éditoriale

En 1893, le texte bénéficia d’une première édition, évidemment clandestine et tirée à quelques 200 exemplaires, sous la mention Cosmopolis. Leonard Smithers qui, depuis peu, s’était associé avec Nichols, donna ainsi cette première version de l’ouvrage jugée par Hirsch, dans son ensemble, fidèle au texte original mais comportant quelques anomalies.
Tout d’abord, Smithers, « pour ne pas choquer l’amour-propre national de ses souscripteurs anglais », avait transposé le cadre de l’action à Paris. La bizarrerie étonne car la description du Quartier Latin est en réalité très nettement celle de Soho Square ou de l’East-End. Et de même, alors que le narrateur se promène sur les rives de la Seine, le lecteur reconnaît tout de suite les quais de la Tamise, proche Westminster.
L’autre problème posé par cette édition est l’absence du prologue qui introduisait le contexte du dialogue et la personnalité des deux interlocuteurs:
« Le récit qui va suivre n’est [...] pas un roman. C’est une histoire vraie, la dramatique aventure de deux êtres jeunes et beaux, d’une nature raffinée, d’un nervosisme exacerbé dont la mort a tranché la courte existence à la suite d’écarts de passion qui resteront sans doute incompris du commun des mortels. Bien entendu, dans ce récit (qui prendra quelquefois la forme d’un dialogue) je me garderai de toute indiscrétion en ce qui concerne l’identité des personnages, et je demanderai au lecteur bénévole de vouloir bien se contenter de trouver ici sans autre précision et sous des pseudonymes, l’histoire des amours de Camille Des Grieux et de René Teleny. »
Enfin, à cette occasion aussi, on rajouta le sous-titre « Or the Reverse of The Medal ».
Smithers et Nichols font partie, aux côtés de William Lazenby, Edouard Avery, et Charles Carrington, de ce petit cercle d’éditeurs victoriens fortement impliqués dans la production et la distribution de la pornographie à Londres et à Paris en cette fin de siècle.
Alors qu’il était de meilleur ton pour les pornographes de garder l’anonymat, Smithers, lui, très actif dans les années 1890, ne craignit pas pour sa respectabilité en créant et faisant prospérer sa société d’impression Erotika Biblion — une renommée qui lui permit, par la suite, d’orchestrer la collaboration entre Wilde et Beardsley sur Salomé.
Au moment de cette parution, Smithers présenta Teleny comme « le roman érotique anglais le plus puissant et le plus habile des ces dernières années », écrit par « un homme de grande imagination qui a conçu une histoire excitante ». Était-il alors déjà persuadé que Wilde en était l’auteur? Ou bien s’agissait-il d’un simple coup de pub destiné à persuader le public que c’était le cas?
Un première traduction française vit le jour à Paris, en 1934, toujours clandestinement et à petit tirage. Elle le fut à l’enseigne du Ganymède Club, toujours avec une introduction de Charles-Henri Hirsch, alors de retour à Paris, rue de Rivoli.
Teleny parut encore en 1966, en livre broché. Mais cette version est malheureusement expurgée, dans le respect des lois concernant la publication des ouvrages obscènes en vigueur. L’introduction invite le lecteur à consulter le texte complet au British Museum.
Depuis lors, quelques éditions ont été éditées, souvent par de petites maisons d’édition gaies. En 1986, Teleny fut été édité à Londres par GMP, dans la série Gay Modern Classics. En 1995, on pouvait le retrouver dans le Wordsworth Classic Erotica.

Un œuvre révélatrice

« Un prolongement à visage découvert du Portrait de Dorian Gray, autobiographique et sulfureux, d’un érotisme cru et d’un romantisme désespéré, racontant les amours homosexuelles et tragiques de René Teleny et Camille Des Grieux. Tout Wilde est là: sa recherche du plaisir, le pressentiment de sa chute, ses références littéraires, ses personnages, ses aphorismes. Oscar Wilde est à la fois Teleny et Des Grieux: séducteur et infidèle, amoureux passionné, jaloux impénitent, initiateur et disciple, il se livre sans voile dans ce roman troublant. » nous dit le quatrième de couverture de l’édition Le Pré Aux Clercs (1996).
C’est aussi ce qui fait dire à Jean-Jaques Pauvert que Teleny est « le roman de plus révélateur de Wilde, et avant tout, […] à travers des audaces sexuelles où la clandestinité lui permet de s’aventurer plus franchement que jamais. »
Mais c’est aussi un texte qui, comme le disait déjà Hirsch, montre une « érudition étendue, un style châtié, un intérêt dramatique soutenu ». Et pour cause, nombreuses sont les références de Wilde (et ses comparses) aux Écritures Saintes, à la Bible, aux Evangiles mais aussi à la littérature classique, grecque et latine.
L’histoire est la suivante. Lors d’un concert auquel il assiste, Camille Des Grieux se sent irrésistiblement attiré par le jeune pianiste hongrois, René Teleny. Le choc est à la fois esthétique, amoureux et sexuel. C’est une véritable révélation. Les deux hommes vont vivre une histoire d’amour passionnée et absolue, faisant fi de la dangerosité que représente une telle liaison au regard de la morale britannique de la fin du XIXe siècle.
« Ce sont les sables brûlés de l’Égypte, où coulent lentement les eaux du Nil, là où l’Empereur Hadrien, inconsolable, pleurait l’amant si ardemment aimé et à jamais perdu. Secoué par cette enivrante musique, véritable aiguillon des sens, je commençais à comprendre ce qui m’avait paru jusqu’alors si étrange: la passion du puissant monarque pour le bel esclave grec, pour cet Antonioüs qui mourut pour l’amour de son maître. […] Nous voici dans les somptueuses villes de Sodome et Gomorrhe, superbes, grandioses, féériques… et les notes du pianiste murmuraient à mes oreilles, avec le halètement d’une fiévreuse concupiscence, le bruit d’une roulade de baisers. »

Brussels, août 16th, 2009. 
retrouver l'article sur son site original moodyguy

Aucun commentaire: